Anatomie et décryptage d’une forme de langage numérique, partagée par des communautés virtuelles

Dans cette partie, nous nous intéressons plus aux techniques et procédés employés pour donner du sens au meme, pour faire en sorte qu’il communique un message entre des individus. Cette forme particulière d’écriture en ligne fonctionne par association d’éléments porteurs de sens, que seules certaines personnes sont « habilitées » à pouvoir décoder.

La création d’un meme autour d’une thématique prédéfinie

Malgré la multitude de groupes de memes sur Facebook, on constate que chacun d’entre eux est unique. En effet, la thématique abordée par le groupe les différencie des autres. Par exemple, alors que l’un se concentre sur les trébuchets, l’autre va s’intéresser à Kemar, un YouTuber français. Tout un chacun peut trouver un intérêt à rejoindre un ou plusieurs groupes de memes par rapport au thème traité.

La sociologie de la réception culturelle au service de l’étude des memes

Pour comprendre de quelle manière les membres d’un groupe de memes négocient le sens de ces objets culturels, il semble pertinent d’évoquer les travaux menés en sociologie de la réception culturelle. Elle s’intéresse à la manière dont les biens culturels - , dans notre cas les memes, - sont reçus et appropriés. Les Cultural Studies principalement menées par Richard Hoggart en Grande-Bretagne, et introduites en France par Jean-Claude Passeron1 en 1970 ont permis de mettre en évidence la dynamique de création et d’interprétation du public dans l’activité de réception des messages et d’appropriation des biens culturels. À la manière de Hans Robert Jauss2 dans « Pour une esthétique de la réception », la sociologie de la réception culturelle s’établit sur le fait que le sens d’une œuvre est à révéler, toujours à construire. L’œuvre n’est pas à « décoder », comme Pierre Bourdieu3 dans « L’amour de l’art » ou Umberto Eco4 avec les concepts de « textes ouverts » et de « textes fermés » l’affirmaient.

Le consommateur actif est alors co-producteur du sens d’un bien culturel. Il n’y a donc pas un seul sens qui transcende la création puisque chacun est co-auteur du sens de l’œuvre. Toutefois, la sociologie de la réception culturelle a ses limites. Elle ne peut être perçue comme étant la sociologie du « libre arbitre ». C’est-à-dire que la réception, malgré son caractère protéiforme, est bornée et délimitée tant par le contexte de lecture que par les schèmes d’expérience. Le contexte de lecture va orienter, voire même imposer au lecteur une certaine forme d’interprétation de l’œuvre afin qu’il ne soit pas sanctionné par une institution. Le fait que la réception soit bornée et délimitée réduit l’existence de « lecture braconnage »5 et de ses différentes déclinaisons : lectures sauvages, hétérodoxes, étranges, décalées, etc. Michel de Certeau emploie cette forme d’appropriation pour évoquer « la résistance à la désujétion des individus qu’implique l’idéologie de l’aliénation »6. Selon lui, le lecteur, comme le spectateur, est fondamentalement actif. Il fait usage de ses propres compétences et projette sur lui divers désirs et attentes, de telle sorte qu’il donne au texte « une signification qui ne préexiste jamais à l’acte de lire mais est toujours comme négociée par lui ».

Dans ce cadre, le sens d’un meme est le fruit d’une tension entre co-production par l’auteur et son récepteur, et les bornes et les limites de l’environnement dans lequel navigue le consommateur et ses expériences passées.

Une thématique et des références communes au groupe : l’exemple de Neurchi de Kemar

Le meme ci-contre est issu du groupe « Neurchi de Kemar ». Il présente le YouTuber français sous différents visages. Un individu qui ne connait pas Kemar et qui ne perçoit pas son style artistique, ne pourra pas pleinement profiter de ce que le meme cherche à transmettre. Idéalement, pour avoir une compréhension quasi parfaite de ce meme, il faudrait remarquer les références aux personnages, aux vidéos et à des scènes très récurrentes dans les vidéos de l’humoriste.

Quentin Bihel, fondateur et modérateur du groupe dans lequel ce meme a été publié (Neurchi de Kemar) nous a livré son ressenti sur la question de la compréhension des memes. Pour lui, chaque groupe de memes sur Facebook produit ses propres codes et références et que « les comprendre donne un sentiment spécial, pas forcément de supériorité mais au moins d'appartenance à une communauté. »

Au-delà de la thématique traitée, qui discrimine pour accéder au sens du meme, chaque groupe possède ses références internes et développe une culture interne. Selon Quentin Bihel, elle est « très puissante dans l’implication émotionnelle des membres et leur attachement au groupe. » Par exemple, lorsque les membres d’un groupe remarquent qu’un des leurs a tendance à utiliser des procédés stylistiques peu communs, ils n’hésitent pas à en faire un running gag interne au groupe. Le membre Théo CCE, se faisant remarquer en sur-imprimant ses créations d’un watermark, est rapidement devenu un meme interne au groupe Neurchi de Kemar. Les membres du groupe ont repris sa marque de fabrique et sont mêmes allés jusqu’à lui créer un groupe de memes à son effigie.

Illustration : le meme interne à Neurchi de Kemar sur les watermarks de Theo CCE

Des memes à l'esthétique porteuse de sens et propre à chaque communauté

Les différentes communautés ont leur propre façon de communiquer et abordent leurs propres références. Mais au-delà des références, chaque groupe de memes développe une identité visuelle qui lui est propre. Ainsi, l’univers visuel et les effets utilisés au sein d’un même groupe sont souvent semblables. Les éléments utilisés pour la conception du meme sont porteurs de sens.

Les internautes créent des memes afin de communiquer un message. Certaines traces de production sont laissées et signifient beaucoup quant au sens du meme :

  • L’image qui a été sélectionnée pour un contexte en particulier ;
  • Le vocabulaire employé. Par exemple, nous pourrons savoir si le créateur du meme est familier avec le thème du groupe ou plus largement avec la culture internet en fonction des mots qu’il emploie ;
  • Les effets spéciaux ajoutés ont leur importance également. Ils nous permettent de savoir si le créateur du meme est créatif ou non, s’il a le souci du détail, s’il cherche à suivre au mieux l’univers visuel du groupe ;
  • Le logiciel de montage nécessaire à la réalisation nous donne également des indications. Ainsi, nous connaîtrons les compétences techniques du créateur du meme ;
  • Le format utilisé ;
  • La police sélectionnée.

Nous pouvons prendre l’exemple de la police Comic Sans MS qui est beaucoup critiquée ou utilisée ironiquement sur les groupes de memes. Cette police fait partie intégrante de l’univers visuel de nombreux groupes de memes, car ces derniers jouent de son caractère enfantin, et donc peu crédible.

Illustration : la typographie Comic Sans, souvent moquée

Ainsi, comme l’explique Maude Bonenfant7, professeure de communication sociale et publique et docteure en sémiologie, l’internaute laissera des traces lors de la production et de la diffusion de memes numériques. En effet, chaque élément choisi pour la création du meme en sera une. Ces traces sont perçues comme des indices sur l’identité de certaines communautés en ligne.

Ces traces, qui sont la plupart du temps communes aux membres d’un même groupe, sont la preuve de l’expression d’une identité culturelle, que les membres extériorisent lors de la création de memes. Cette culture interne aux groupes est évoquée dans l'entretien que nous a accordé un modérateur de groupe Facebook.

Si l’on prend l’exemple du groupe Teurcréa, les créateurs redoublent d’efforts pour créer des images de très mauvaise qualité et à l’aspect visuel très amateur : détourages imprécis, polices extravagantes ou ridicules (Comic Sans MS), images ultra saturées ou retouchées à l’excès (cf. deep fried meme), incohérence visuelle, etc. L’esthétique très absurde et souvent kitsch qui s’est développée définit maintenant le groupe. Le caractère humoristique du meme passe autant par son fond que par sa forme.

Illustration : l'esthétique asburde / kitsch du groupe Teurcréa

Illustration : l'esthétique médiévale du groupe La Taversne


Les procédés utilisés pour diffuser un message sont donc soigneusement choisis par les créateurs de memes. Il y a une intention derrière une création et c’est en quelque sorte l’application de la rhétorique à cette forme particulière d’écriture en ligne qu’est le meme - rien n'est laissé au hasard pour faire passer un message, du fond à la forme.

  1. Passeron Jean-Claude. La culture du pauvre (trad.), 1970, Paris, Éditions de Minuit

  2. Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, 1978, Paris, Gallimard

  3. Bourdieu Pierre, Darbel Alain, L’amour de l’art, 1966, Paris, Éditions de Minuit

  4. Eco Umberto, Lector in fabula (trad.), 1985, Paris, Grasset

  5. de Certeau Michel, L’invention du quotidien, 1990, Paris, Gallimard

  6. Heilbrunn Benoît, La consommation et ses sociologies, 2005, Paris, Armand Colin

  7. Bonenfant Maude, Le mème numérique : étude sémiotique des réseaux à partir des concepts de trace et d’indice, 2014, Communiquer, Revue de communication sociale et publique, p. 27-42